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Balade déconfinée

Ce matin, Anne nous raconte sa balade en bord de mer, le bruit, l'odeur, le descriptif visuel, on chemine avec elle et sa promenade devient la nôtre. On peut ouvrir les yeux,  replier notre tapis et mettre le poulet du dimanche à rissoler.
Je n'ai pas eu besoin d'étaler mon tapis, il m'a suffi un peu avant onze heures d'enfiler mes bottes. J'ai traversé le champ dans sa largeur en faisant craquer le chaume des tiges de maïs, ce craquement qui ramène à des bruits d'enfance, le café que l'on mouline, les coquillages qui deviennent sable sous les pieds. L'air est frais, j'ai ma vieille veste décolorée sur le dos, les mains dans les poches, un tour du coup au crochet pour garder la gorge au chaud. J'arrive en bas du champ, dernière rangée en lisière du pré. Plus bas coule le ruisseau, mais je ne le vois pas. Je me dirige vers le sud maintenant, le soleil est toujours sous sa couverture grise, remontée jusqu'au nez. C'est là que se concentrent les taupinières et j'ai une pensée pour papa et Jean P. qui prévoyaient une action de détaupage dans le jardin d’Anne ; arrêtés net dans leur projet par des injonctions au confinement. A Poulourou et sous terre on mesure sa chance en agrandissant les galeries. Les allées de boue se solidifient depuis plusieurs jours mais les traces d'animaux sont bien marquées et bien fraîches. Je reconnais le sabot du chevreuil, une autre empreinte me fait penser à celle du sanglier mais c'est peut-être simplement le pas du chien. On l'entend aboyer plus haut dans l'ancienne ferme Lein rénovée en maison d'habitation. Je pense à papa et me plaît à penser que je marche et découvre un lieu qu'il a fréquenté, il y a déjà presque 80 ans, vertige des années qui coulent dans les contrebas de nos vies. Jean-Yves, Sylvain, Joël m'accompagnent un moment; les chasseurs de la famille s'y connaissent en traces d'animaux, en taille et couleur de crottes, alors ces petites noires et allongées sortent de quel derrière ?

En arrivant au niveau du premier petit bois, j'entends le bruit d'une fuite et un mouvement lourd dans les fourrés, je me dis que j'ai levé un bien gros gibier. Est-ce le héron des jours derniers? Juste dans la courbe du champ je les vois, tout près de moi, deux chevreuils fuient, leurs culs blancs s'agitant en cadence pour rythmer leur course. L'émotion et la surprise sont fortes, les larmes coulent. Devant ce magnifique spectacle que vient de me faire la nature vais-je déverser sans retenue les pleurs de l'angoisse et des peurs qui me ceignent depuis le début de l'installation du virus?

L'eau s'arrête en douceur à mi- joues.
La fuite des deux chevreuils, un couple ? me demandait Dédé, est rapide, ils se sont déjà évanouis dans les futaies. Le cœur en joie, je continue à suivre les tracés de bottes de mes sorties antérieures. Les arbres sont toujours en habits d'hiver, robe de lierre jusqu'à leurs épaules dénudées. Les noisetiers agitent leurs chatons tombants et les houx aux feuilles vert profond apparaissent comme deux intrus dans ce bois si nu!
Je trouve une brèche pour entrer dans le champ voisin, en lisière de talus des entrelacs de branches sont à terre. Je comprends mieux les bruits incessants et grossiers des tronçonneuses qui ont accompagné la saison d'hiver. Je ne pousse pas mon allure jusqu'au bout de ce petit champ, le dos de quelques maisons est visible et je crains la rencontre inopinée d'un chien dérangé par ma balade. Je mets mon avancée en sourdine et revient sur mes pas. Quelques fleurs du compagnon tachent de rose le bas des talus, sur l'autre versant c'est l'ajonc et son jaune pétillant qui anime et déborde dans les vertes herbes. Je remonte vers le haut du premier champ aimantée par la tour du clocher qui émerge dans la nasse grise. Les maisons neuves du lotissement s'étalent dans un blanc pur et virginal. Maisons fantômes, pas un cri, pas un mouvement. La proximité des terrains, aux mensurations de serviettes à carreaux, confine les gens dans leur intérieur froid et plâtreux, leur maison de l'année n'a pas encore d'histoire à raconter. Derrière la rangée de cubes bien alignés, le gris humide des briques révèle des murs abandonnés, une construction inachevée, une symphonie livrée à elle-même dans les remous de l’épidémie. Les maçons ont abandonné précipitamment le chantier. Plus de livraisons de matériaux, plus de repas à 12€  au resto des voyageurs. Une vie mise sous scellés.
La grande maison de pierre a fermé ses volets et traîne sa peine devant la pelouse qui ne sera pas tondue. Le vieux couple aux tailles inversées s'en est allé, le grand Pierre dans les jours souples du mois d'octobre et sa douce dans l'humidité frileuse de janvier.
Je change d'allée pour m'en revenir, m'amusant de la régularité de mes nouvelles empreintes qui s'éparpillent sur des surfaces de plus en plus larges. J'écrase encore quelques moignons de tiges sèches dans un crac-crac jouissif, jette un dernier regard vers le bois des chevreuils et suis le vol lourd de la corneille quêteuse de brindilles. 

Françoise

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